23 de febr. 2011

Maître Zacharius IV




Maître Zacharius ou l’horloger
qui avait perdu son âme



TRADITION GENEVOISE

par


Jules VERNE

(Cont.)



IV


L’ÉGLISE DE SAINT-PIERRE



De malheureux jours passaient sur la tête de maître Zacharius, dont l’esprit et le corps s’affaiblissaient de plus en plus ; seulement, par une excitation extraordinaire, il fut ramené plus violemment que jamais à ses travaux d’horlogerie, dont sa fille ne pouvait plus le distraire.

Son orgueil s’était encore rehaussé depuis cette conversation impie à laquelle son visiteur étrange l’avait traîtreusement poussé, et il résolut de dominer, à force de travail et de science, l’influence maudite qui s’appesantissait sur lui. Il visita d’abord les différentes horloges de la ville, confiées à ses soins ; il s’assura, avec une scrupuleuse attention, que les rouages en étaient bons, les pivots solides, les contrepoids exactement équilibrés. Il n’y eut pas jusqu’aux cloches des sonneries qu’il n’auscultât avec le recueillement d’un médecin interrogeant la poitrine d’un malade : l’airain en était parfaitement sonore. Rien n’indiquait donc que ces horloges fussent attaquées de cette épidémie fantastique qui tuait les oeuvres de maître Zacharius.

Gérande et Aubert l’accompagnaient souvent dans ces visites. Le vieil horloger aurait dû prendre plaisir à voir ces deux nobles créatures empressées autour de sa tristesse ; et certes, il n’eût pas été si préoccupé de sa fin prochaine, en songeant que son existence devait se continuer par celle de ces êtres chéris, et s’il eût reconnu que dans les enfants il reste toujours quelque chose de la vie d’un père. Le bonheur de la jeune fille et du jeune ouvrier se ressentait de cette sympathie mélancolique qu’engendre le spectacle des douleurs humaines ; sans cela, ces réunions fréquentes auraient offert à leurs coeurs un attrait ineffable ; mais ils furent plusieurs fois épouvantés des effets d’orgueil qui se produisirent sur le front du vieillard.

« J’ai peur ! j’ai peur !... Ce n’est plus mon père », dit Gérande, un jour qu’au sommet des tours de l’église de Saint-Pierre, maître Zacharius sembla se transformer en cet esprit des ténèbres que l’orgueil damna pour l’éternité.

Le vieil horloger, rentré chez lui, reprit ses travaux avec une fiévreuse impatience : bien que persuadé de ne pas réussir, il lui semblait impossible que cela fût ; mais il eut beau faire, le désespoir le prit aux cheveux.

Aubert, de son côté, s’ingéniait en vain à découvrir les causes de cette inertie.

« Maître, disait-il, cela doit venir que de l’usure des pivots, du jeu des engrenages !

– Tu prends donc plaisir à me tuer à petit feu ? lui répondait violemment maître Zacharius. Est-ce que ces montres sont l’oeuvre d’un enfant ? Est-ce que, de crainte de me frapper sur les doigts, j’ai enlevé au tour la surface de ces pièces de cuivre ? Est-ce que, pour obtenir sa plus grande dureté, je ne l’ai pas forgé moi-même ? Est-ce que ces ressorts ne sont pas trempés avec une rare perfection ? Est-ce que l’on peut employer des huiles plus subtiles pour les imprégner ? Tu conviens toi-même que c’est impossible, et tu avoues enfin que le diable s’en mêle ! »

Et puis, du matin au soir, les pratiques mécontentes affluaient de plus belle à la maison, et parvenaient jusqu’au vieil horloger, qui ne savait auquel entendre.

« Cette montre retarde, disait l’un, sans que je puisse parvenir à la régler !

– Celle-ci, reprenait un autre, y met un entêtement véritable, et elle est arrêtée, ni plus ni moins que le soleil de Josué !

– S’il est vrai, reprenait-on, que votre santé influe sur elle, maître Zacharius, guérissez-vous au plus tôt ! »

Le vieillard regardait tous ces gens-là avec des yeux hagards, et ne répondait que par des hochements de tête hébétés ou de tristes paroles :

« Attendez aux premiers beaux jours !... C’est la saison où l’existence s’agite dans les corps affaissés ; il faut que le soleil vienne nous réchauffer tous !

– Le bel avantage, si nos montres doivent être malades pendant l’hiver ! Savez-vous, maître Zacharius, que votre nom est inscrit en toutes lettres sur leur cadran ! Par la Vierge ! vous ne faites pas honneur à votre signature ! »

Enfin, il arriva que le vieillard, honteux de ces reproches, retira quelques pièces d’or de son vieux bahut sculpté et racheta les montres inutiles. À cette nouvelle, les chalands accoururent en foule, et l’argent de ce pauvre logis s’écoula bien vite ; seulement la probité genevoise du marchand demeura à couvert. Gérande applaudit de grand coeur à cette délicatesse outrée, qui la menait droit à la ruine ; et bientôt Aubert offrit ses économies à maître Zacharius.

« Que deviendra ma fille ? » disait le vieil horloger en se raccrochant parfois, dans ce naufrage, aux sentiments de l’amour paternel.

Aubert n’osa pas répondre qu’il se sentait bon courage pour l’avenir, et grand dévouement pour Gérande ; maître Zacharius, ce jour-là, l’eût appelé son gendre pour assurer l’existence de sa fille et démentir ces funestes paroles qui bourdonnaient encore à son oreille : « Gérande n’épousera pas Aubert. »

Néanmoins, avec ce système de dédommagement, le vieil horloger en arriva à se dépouiller entièrement ; ses vieux vases antiques s’en furent à des mains étrangères ; il se défit de beaux et magnifiques panneaux de chêne finement sculpté qui revêtaient les murailles de son logis ; quelques naïves peintures des premiers peintres flamands ne réjouirent bientôt plus les regards de sa fille ; et tout, jusqu’aux précieux outils que son génie avait inventés, fut vendu pour indemniser les acheteurs.

Scholastique seule ne voulait pas entendre raison sur un semblable sujet ; mais ses efforts ne pouvaient empêcher les ruineux importuns d’arriver à son maître, et de ressortir bientôt avec quelque objet précieux. Alors son caquetage retentissait dans toutes les rues de l’île, où on la connaissait de longue date ; elle s’employait à démentir les bruits de sorcellerie et de magie qui couraient sur le compte de Zacharius ; mais comme, au fond, elle était persuadée de leur vérité, elle disait et redisait force prières pour racheter ses pieux mensonges.

On avait fort bien remarqué que, depuis longtemps, l’horloger avait abandonné l’accomplissement de ses devoirs religieux ; autrefois, il accompagnait Gérande aux offices, et semblait trouver dans la prière ce charme intellectuel qu’elle répand autour des belles intelligences, puisqu’elle est le plus sublime exercice de l’imagination. Cet éloignement volontaire du vieillard pour les choses saintes, joint aux pratiques secrètes de sa vie, avait en quelque sorte légitimé ces accusations de sortilège ; aussi, dans le double but de ramener son père à Dieu et au monde, Gérande résolut d’appeler la religion à son secours ; elle pensa que le catholicisme pourrait rendre quelque vitalité à cette âme mourante ; mais ces dogmes de foi et d’humilité avaient à combattre une insurmontable orgueil ; ils se heurtaient contre cette fierté de la science qui rapporte tout à elle, sans remonter à la source infinie d’où découlent les premiers principes.

Ce fut dans ces circonstances que la jeune fille déploya les séductions infinies de la grâce religieuse dont elle enveloppa la vie de son père ; si elle ne parvenait pas à le ramener au monde réel, elle espérait le faire passer de ces espaces ténébreux des puissances intermédiaires à ce monde supérieur de la croyance et de l’illuminisme ; son père eût été sauvé si ses élans funestes se fussent dirigés vers un but pieux, au lieu de s’égarer dans ces routes tortueuses du matérialisme.

Quoi qu’il en soit, le vieil horloger, à son insu sans doute, promit d’assister le dimanche suivant à la grand-messe de la cathédrale de Saint-Pierre ; Gérande eut un moment d’extase et de bonheur, comme si le ciel se fût entrouvert à ses yeux ; Scholastique ne put contenir sa joie et eut enfin des arguments foudroyants contre les mauvaises langues qui accusaient son maître d’impiété. Elle en parla à ses voisines, à ses amies, à ses ennemies, à qui la connaissait comme à qui ne la connaissait point.

« Ma foi, nous ne croyons guère à ce que vous nous annoncez, dame Scholastique, lui répondit-on. Maître Zacharius a toujours agi de concert avec le diable !

– Vous n’avez donc pas compté, disait-elle, les beaux clochers où résonnent les horloges de mon maître ? Combien de fois a-t-il fait sonner l’heure de la prière et de la messe !

– Sans doute, lui répondait-on ; mais n’a-t-il pas inventé des machines qui marchent toutes seules et qui parviennent à faire l’ouvrage d’un homme véritable ?

– Est-ce que des enfants du démon, reprenait dame Scholastique en colère, auraient pu exécuter cette belle horloge de fer, que la ville de Genève n’a pas été assez riche pour acheter ? Avec chaque heure apparaissait une belle devise, portant l’indication de ce que l’on devait faire, et cela pour tous les jours et pour toutes les saisons ; le travail, l’aumône, la prière, la récréation, tout était soigneusement ordonné, et un chrétien qui se serait conformé aux bonnes recommandations de cette horloge-là aurait été tout droit en paradis ! Est-ce donc là le travail du diable ? »

Ce chef-d’oeuvre avait effectivement porté aux nues la gloire de maître Zacharius ; mais, à cette occasion même, les accusations de sorcellerie avaient été générales ; au surplus, le retour du vieillard à l’église de Saint-Pierre devait réduire les méchantes langues au silence le plus absolu.

Maître Zacharius, sans se souvenir sans doute de cette promesse faite à sa fille, était retourné à son atelier ; après avoir vu son impuissance à rendre la vie à ces montres mortes, il résolut de tenter s’il ne pourrait en créer de nouvelles ; il abandonna tous ces corps inertes, toutes ces horloges qui s’arrêtaient par la ville, et se remit à terminer la montre de cristal, dont toutes les pièces étaient si soigneusement ajustées ; mais il eut beau faire, se servir de ses outils les plus parfaits, employer le rubis et le diamant propres à résister au frottement des pivots, à composer un chef-d’oeuvre, en un mot ; la montre enfin terminée, la première fois qu’il la monta, elle lui éclata entre les mains.

Le vieillard cacha cet événement à tout le monde, même à sa fille ; mais dès lors sa vie ne ressembla plus qu’aux oscillations d’un balancier ; il allait en diminuant, en s’affaiblissant, sans rien vînt lui rendre sa force primitive ; il semblait que les lois de la pesanteur, agissant directement sur lui, l’entraînassent invinciblement dans la tombe.

Ce dimanche si impatiemment, si ardemment désiré par Gérande, arriva enfin. Le temps était beau et la température réjouissante ; les habitants de Genève s’en allaient tranquillement par les rues de la ville, avec de gais discours sur le retour du printemps. Gérande, prenant soigneusement le bras du vieillard, se dirigea du côté de Saint-Pierre, pendant que Scholastique les suivait en portant leur livre d’heures. On les regarda passer avec cette curiosité empressée qui s’attachait à leur caractère étrange ; le vieillard se laissait conduire comme un enfant, ou plutôt comme un aveugle ; ce fut presque avec un sentiment d’effroi que les fidèles de Saint-Pierre l’aperçurent franchissant le seuil de l’église, et ils affectèrent même de se retirer à son approche.

Les chants de la grand-messe retentissaient déjà ; Gérande se dirigea vers son banc accoutumé, et s’y agenouilla dans le recueillement le plus profond ; maître Zacharius demeura près d’elle, debout, avec son indifférence morbide ; ces puissantes voûtes dont les retombées s’affaissaient sur de gros piliers romans, ne l’obligeaient pas à se courber, comme il arrive aux pieuses personnes ; ses idées habituelles vacillaient dans sa tête.

Les cérémonies religieuses se déroulèrent avec la solennité majestueuse de ces époques de croyance ; mais le vieillard ne croyait pas. Il n’implora pas la pitié du Ciel avec les cris de douleur du Kyrie ; avec le Gloria in excelsis, il ne chanta pas les magnificences des hauteurs célestes ; la lecture du saint Évangile ne le tira pas de ses rêveries matérialistes, et il oublia de s’associer aux hommages catholiques du Credo ; cet orgueilleux vieillard demeurait immobile, jamais assis, jamais agenouillé, insensible et muet comme une statue de pierre ; mais, au moment solennel où la clochette annonça le miracle de la transsubstantiation, cet homme fut violemment arraché de sa vie matérielle, et se courba sous une force invincible, lorsque le prêtre éleva l’hostie divinisée.

Gérande regarda son père en pleurant, et d’abondantes larmes mouillèrent son missel.

Dans cet instant, l’horloge de Saint-Pierre sonna la demie de onze heures ; maître Zacharius se retourna avec un triste sourire vers ce vieux clocher qui parlait encore si bien ; le cadran intérieur parut le regarder fixement ; l’aiguille tressaillit d’aise ; un immense espoir revint au coeur de Zacharius, et il lui sembla que la grâce versait sur lui ses mystérieuses influences ; il s’agenouilla et, certainement, il pria ; des pleurs inondèrent ses paupières endurcies, quand il vit sa pieuse enfant se diriger vers la Sainte Table avec l’attitude inclinée d’un ange, et retourner vers lui toute resplendissante de ces félicités intérieures ; il ne put s’empêcher de serrer Gérande sur son coeur, de la baiser au front, et ce baiser fut pour lui comme une communion sainte. Cette scène ne fut aperçue que des anges du ciel.

La messe s’acheva ; c’était la coutume que l’Angelus fût dit à l’heure de midi, et les officiants, avant de quitter le parvis, attendaient que l’heure vient à sonner à l’horloge du clocher ; cette pensée ramena maître Zacharius à son ordre d’idées habituelles, et il se retourna vivement vers ce cadran dont l’aiguille marchait avec une régularité parfaite ; le prêtre descendit les marches de l’autel et attendit l’heure sacrée. Encore quelques minutes, et cette prière allait monter aux pieds de la Vierge sur les rayons du soleil de midi.

Mais soudain un bruit strident se fit entendre ; maître Zacharius poussa un cri étouffé ; la grande aiguille du cadran, arrivée à midi, s’était subitement arrêtée, et midi ne sonna pas. Gérande se précipita au secours de son père, qui demeurait renversé sur sa chaise, sans vie ni mouvement ; quelques gens charitables le transportèrent hors de l’église, au milieu d’une stupéfaction étrange.

« C’est le coup de mort ! » pensa Gérande.

Maître Zacharius, ramené chez lui, fut couché dans un état complet d’anéantissement ; la vie n’existait plus qu’à la surface de son corps, comme les derniers nuages de fumée qui errent autour d’une lampe à peine éteinte.

Lorsqu’il reprit ses sens, Aubert et Gérande étaient penchés sur lui ; à ce moment suprême, l’avenir prit à ses yeux la forme du présent ; il ne prévit pas, il vit sa fille, seule, abandonnée, sans appui.

« Mon fils, dit-il à Aubert, je te donne ma fille », et il étendit la main vers ses deux enfants, qui furent unis ainsi à ce lit de mort.

Mais, à cet instant, le vieillard se souleva d’un mouvement de rage ; les paroles du petit vieillard lui revinrent au cerveau.

« Je ne veux pas mourir ! s’écria-t-il, je ne peux pas mourir ! moi, maître Zacharius, je ne dois pas mourir... Mes livres !... mes comptes ?... »

Et, ce disant, il s’élança vers un livre où se trouvaient inscrits les noms de ses pratiques et l’objet qu’il leur avait vendu ; il le feuilleta avec avidité, et son doigt décharné s’arrêta et se fixa sur l’un des feuillets.

« Là ! dit-il, là !... cette vieille horloge de fer, vendue à ce Pittonaccio ! Elle ne m’a pas été rapportée, elle existe encore, elle marche encore, elle vit toujours !... Ah ! je la veux ! je la retrouverai ! je la soignerai si bien que je deviendrai centenaire !... »

Et il s’évanouit. Aubert et Gérande, après s’être entreregardés, s’agenouillèrent près du lit du vieillard et prièrent ensemble.

(à suivre)